jeudi, mai 10, 2007

vendredi 11 mai

Hier soir, alors que je triais quelques vieux papiers, j’ai retrouvé une lettre d’André L., dans son enveloppe d’origine, datée du 8 octobre 1968. André L. fut mon professeur de philosophie en terminale pendant quelques mois. Son attitude montrait à l’évidence son état de profonde dépression. Son anxiété manifeste se traduisait en angines, qui le rendaient aphone et lui interdisaient de tenir son rôle d’enseignant. Il protégeait sa gorge avec des écharpes de couleurs vives, qui contrastaient avec la couleur sombre de ses costumes. Mais on sentait bien que ces angines à répétition avaient surtout pour fonction de le protéger en l’empêchant de s’exprimer par la voix. Il ne m’a pas aidé à passer le baccalauréat dans la mesure où, dans son cours, il n’a été question ni de technique de la dissertation, ni de programme. Mais j’ai approfondi grâce à lui le surréalisme que j’avais découvert par moi-même vers quinze ou seize ans. Cette vision poétique et politique du monde a influencé définitivement et de manière irréversible ma propre conception de la vie. Après avoir quitté le lycée et pendant plusieurs années, nous sommes restés en relation régulière. Il avait beaucoup lu les stoïciens et les épicuriens. Grâce à lui, j’ai compris que ces deux philosophies ne sont pas si éloignées qu’on le croit communément. Pour moi, l’épicurisme est une sorte de stoïcisme qui cherche passionnément à tirer de toute circonstance le plaisir qu’elle recèle. C’est assez dire que l’épicurisme est une ascèse, un exercice de volonté optimiste… malgré tout.

André L. portait sur toute chose un regard distancié et plutôt pessimiste. Il me disait souvent qu’il n’avait que des désirs limités et modestes, et qu’il ne comprenait pas pourquoi il n’arrivait pas à les réaliser. Il ne comprenait pas pourquoi les impedimenta de la vie quotidienne l’empêchaient sans cesse et obstinément de lire ou d’écrire, pourquoi « les autres », comme il disait pour désigner les membres de sa famille ou ses collègues de travail, l’entrainaient toujours dans des projets dont il n’avait que faire. Au fond, il aurait pu dire comme Sartre que l’enfer, c’est les autres. Il me disait souvent : « Vous voyez, je mourrai sans avoir jamais pu faire ce que je voulais vraiment, à savoir ne rien faire… ».

Au milieu des années 70, j’ai appris par un courrier de sa femme qu’il s’était suicidé. Ce ne fut pas une surprise. On a retrouvé son corps dans les eaux boueuses de la Garonne, entre les poteaux d’un ponton de pêche au carrelet. En apprenant cette nouvelle et encore aujourd’hui je me demande si cela, son suicide, il a voulu le faire vraiment et si c’est la seule chose qu’il a voulu faire vraiment ou si même cela a échappé à sa volonté.

Pour écrire ces lignes, je me fais accompagner par un disque que j’écoute parfois, mais rarement, car je le trouve très sombre :

- « Sofia Gubaidulina, De Profundis, Jokinen / Zolotayov », David Farmer, classical accordion, 2002 Black Box.

Curieusement, en l’écoutant, je pense certes à Bach, mais aussi à « Kielo » ou « Kluster » de Pohjonen. Parfois aussi à Pascal Contet. Je ne saurais dire pourquoi, mais ce sont des accordéons qui m’évoquent la mort. Non pas la mort comme quelque chose de triste, encore moins de désespérant, mais comme un monde de formes incertaines et de forces lentes, je veux dire des forces qui se développent lentement mais inexorablement. Ce qui pour moi rapproche ces accordéonistes, c’est cette sensation qu’ils essaient de toutes leurs forces de traduire ce que veut jouer leur instrument et que d’une certaine façon ce sont eux qui sont les instruments de leur accordéon, non l’inverse.