jeudi 23 mars
Après une première écoute du Martin Lubenov Orkestar et du disque de Chamamé des frères Flores, j’ai lu avec attention les livrets de présentation qui les accompagnent. Dans les deux cas en effet, ce livret est fort bien fait et j’ai l’impression assez valorisante que les éditeurs me considèrent comme capable de trouver intérêt à situer culturellement, historiquement, sociologiquement les œuvres qu’ils me proposent. On est assez loin des emballages marketing et des couvertures rentre-dedans, du type « inclus bonus… collector… édition limitée, etc… ». De ce fait, j’ai vraiment l’impression d’avoir affaire à un objet culturel et pas seulement à un disque compact réduit à sa réalité de simple produit industriel.
Devant cet objet, je repense à la page du 4 décembre où je faisais allusion à ces deux notions de la réflexion esthétique empruntées à Roland Barthes : le studium et le punctum. Barthes s’interrogeant sur ce qui détermine son goût esthétique pour certaines œuvres artistiques relève l’existence de deux éléments : ce qu’il appelle le studium, l’intérêt intellectuel qu’on y porte, qui pourrait être assimilé au plaisir de la connaissance, et d’autre part le punctum, qui correspond à ce qui nous touche immédiatement et indépendamment de toute explication discursive.
Dans le cas présent justement j’éprouve ce plaisir complet à écouter la musique et à lire les informations qui, sans tenir lieu du plaisir de l’écoute, contribuent à lui donner de la profondeur et de la densité.
- “Martin Lubenov Orkestar, Dui Droma, Two Roads, Roma Gypsy”, Connecting Cultures, 2004.
Le livret, en français, anglais et espagnol, donne en une dizaine de pages dans chaque langue un aperçu des Roms en Bulgarie, des explications sur leur intégration sociale aux dépends de leur identité ethnique, sur l’anti- et le philo-tsiganisme, sur Martin Lubenov et la musique Rom en Bulgarie et enfin sur le Martin Lubenov Orkestar. Ce sont des pages politiquement engagées qui donnent beaucoup de signification à la musique, même si celle-ci suffit en tant que telle à nous émouvoir. Martin Lubenov est très présent, parfois discret, parfois pour un solo bref, mais toujours percutant. Les portraits des musiciens donnent une image de leur psychologie ; ils regardent l’objectif du photographe, y compris le chanteur aveugle Neno Iliev, et ce regard en dit beaucoup sur leur caractère.
Hier, j’étais sensible au chant et à la clarinette, outre l’accordéon ; au fur et à mesure des écoute et suivant les titres, d’autres instruments se manifestent : contrebasse, percussions, trompette, guitare, saxophone… On voit Lubenov avec un Weltmeister et, sur une autre image, avec un Scandalli. Plusieurs titres évoquent irrésistiblement le monde du tango. Autre phrasé mais le même cœur déchiré, les mêmes amours impossibles, qui laissent des blessures impossibles à cicatriser. On reste marqué par l’interprétation de Dui Droma. En tout cas, j’ai du mal à m’en détacher. Superbe, tout en nuances douloureuses. Je trouve qu’il y a du stoïcisme dans cette musique.
- “Argentine, Chamamé, Musique du Parana”, Rudy Flores, guitare, Nini Flores, accordéon, Ocora, 1994.
Dire que c’est un disque Ocora, c’est tout dire quant au respect de l’éditeur pour les amateurs de musique. Une dizaine de pages en français (idem en espagnol et en anglais) sur l’origine historique du chamamé, sur la musique de chamamé, sur les thèmes interprétés et sur les musiciens. Je ne saurais dire clairement pourquoi, mais je sens une proximité entre le chamamé et le tango. Comme si le chamamé se situait dans une thématique analogue à celle du tango, mais dans un registre moins tragique, disons plus léger.
Par exemple, ces paroles d’une chanson d’amour : Merceditas.
« Ainsi naquit notre amour
Avec illusion, passionnément,
Mais, je ne sais pourquoi,
La fleur se fana et s’en fut mourir…
En l’aimant comme un fou
J’en vins à comprendre
Ce qu’est aimer, ce qu’est souffrir,
En lui donnant mon cœur
Telle une plainte errante
Flottant dans la campagne,
Mon chant, un écho vague,
Se souvient de cet amour écoulé,
Merceditas demeure
L’enchantement qui vit
Dans mon chant nostalgique ».
Carlos Gardel n’est pas loin, mais ici ce n’est pas tragique. La passion y est moins convulsive, plus pudique… elle n’est pas moins profonde, si elle est plus pudique.
Ce disque a été enregistré en 1993 à Buenos-Aires. Rudi a 32 ans et Nini a 27 ans. En couverture, deux jeunes gens souriants, les cheveux courts et frisés. Un autre disque, dont j’ai fait mention il y a quelques semaines déjà, est sorti en 2004 sous le titre « Rudi et Nini Flores, Chamamé Musique de Corrientes, Ocora ». A l’intérieur, une photographie de Rudi, 42 ans et Nini 37 ans… dix ans de plus. Rudi, l’air grave, les cheveux courts, et Nini, l’air grave et « la boule à zéro ».
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