mardi 21 mars
Alors que, Françoise et moi, nous sommes en train de tailler les charmes qui isolent du jardin la terrasse dédiée au barbecue et aux grillades, un voisin sonne au portail. Il est âgé de plus de quatre-vingt cinq ans. Il a l’air déboussolé. Sa femme est hospitalisée depuis quelques jours après une mauvaise chute. A son admission aux urgences, elle est restée sans soins pendant huit heures dans un couloir ouvert à tous les vents. Son état semble se dégrader de jour en jour. Il nous dit à quel point le personnel soignant lui parait dévoué et compétent, mais il constate aussi avec quelque amertume que l’organisation du système est déficiente et que le manque de moyens humains est patent. Sa dignité nous émeut et nous l’invitons à partager avec nous du café et quelques gâteaux, de cette sorte de petits fours que l’on appelle des tuiles.
Il accepte notre invitation comme un répit dans l’inquiétude qui le tenaille. Il nous apprend que cet après-midi le kinésithérapeute doit essayer de faire marcher sa femme et il ajoute, avec beaucoup de pudeur, que ce sera un test. « Si ça se passe mal, dit-il, elle ne marchera peut-être plus jamais ».
Nous entrons dans le séjour, dont nous avions laissé toutes les fenêtres ouvertes, pour pouvoir entendre « Ciudad Triste », le disque de Juan-José Mosalini et son grand orchestre de tango. A cet instant, la voix de Reynaldo Anselmi emplit la pièce. Accompagné du piano d’Osvaldo Calo, des cordes et des bandonéons, il chante Sur (3 :54) d’Anibal Troilo et Homero Manzi.
Comme nous nous apprêtons à couper le son, il nous demande quel est ce disque et manifeste un tel intérêt que nous laissons le morceau aller jusqu’à son terme. En quelques mots, il nous apprend que cette musique le touche car, à un moment de sa vie, avec sa femme, ils étaient passionnés de tango et il y a maintenant des années qu’il n’a plus écouté cette musique. L’occasion ne s’est plus présentée. Les circonstances de la vie… Réminiscences : c’est une période de sa vie qui remonte de sa mémoire en fragments émouvants. On sent bien qu’il est heureux de se les remémorer et c’est ainsi qu’en fin de compte tout le disque accompagne ses évocations.
De même qu’ Ambra est associé à la chute de la première dent de lait de Charlotte, de même le grand orchestre de Mosalini est désormais associé à ce moment où un vieux monsieur, au soir de sa vie, comme on dit, trouve dans les accents du tango les ressources pour oublier son angoisse et trouver dans les souvenirs du passé la force de vivre plus sereinement le présent. C’est d’autant plus étrange que le tango n’est pas précisément une musique gaie. Tout se passe comme si sa gravité, son sérieux et sa solennité donnaient du prix à la vie.
Après son départ, j’ai écouté deux compositions d’Astor Piazzolla dans le disque « Mosalini – Gieco en concert (aller – retour), bandonéon et flûte » :
- Pedro y Pedro (bandonéon solo),
- Night Club (flûte et bandonéon).
J’avais choisi ces deux titres pour les comparer à deux autres interprétations :
- la version de Pedro y Pedro, pour accordéon solo, donnée par Galliano dans « Ballet Tango »,
- la version live de Night Club donnée lors du festival international de Guitare de Liège en 1985 avec Marc Grauwels à la flûte in « Adios Nonino », Le chant du monde, 2005. Il s’agit de l’un des quatre titres d’Histoire du Tango (Bordel 1900, Café 1930, Night Club 1960 et Concert 1990) joués pour ce festival.
Je me sens encore très loin de savoir les apprécier, la perception de leurs différences, bien qu’effective, manque encore de pertinence, c’est pourquoi je m’en tiens pour l’instant à une impression globale qui tient en quelques mots : écriture, classicisme, rigueur, précision, contraintes créatrices… Apollon plutôt que Dionysos, la mise en forme géométrique plutôt que la fluidité de l’énergie vitale… Chantier en cours…
Dans le disque de Mosalini et Gieco, il y a un livret très complet, sans pédantisme mais très informatif. Il présente, sur sept pages en trois volets, la musique et les compositeurs, le bandonéon, les musiciens. J’y ai appris par exemple que la rencontre du bandonéon et du tango est due au hasard, à l’initiative d’un brésilien métis vers 1870 et d’un marin allemand vers 1900. J’y ai appris que le bandonéon, d’origine allemande et polonaise, a d’abord été joué dans les milieux aisés avant de se répandre en milieux populaires. J’ai été étonné de trouver, comme une sorte de pivot du disque, une sonate de Francesco Maria Veracini (Florence 1690 – Florence 1768). J’y ai appris aussi quelles étaient les trajectoires d’Enzo Greco et de Juan-José Mosalini. J’ai trouvé intéressant enfin de voir que la tradition du tango est enracinée en France et qu’elle s’y perpétue au plus haut niveau d’exigence… Toutes choses que j’ai le projet d’approfondir.
Il accepte notre invitation comme un répit dans l’inquiétude qui le tenaille. Il nous apprend que cet après-midi le kinésithérapeute doit essayer de faire marcher sa femme et il ajoute, avec beaucoup de pudeur, que ce sera un test. « Si ça se passe mal, dit-il, elle ne marchera peut-être plus jamais ».
Nous entrons dans le séjour, dont nous avions laissé toutes les fenêtres ouvertes, pour pouvoir entendre « Ciudad Triste », le disque de Juan-José Mosalini et son grand orchestre de tango. A cet instant, la voix de Reynaldo Anselmi emplit la pièce. Accompagné du piano d’Osvaldo Calo, des cordes et des bandonéons, il chante Sur (3 :54) d’Anibal Troilo et Homero Manzi.
Comme nous nous apprêtons à couper le son, il nous demande quel est ce disque et manifeste un tel intérêt que nous laissons le morceau aller jusqu’à son terme. En quelques mots, il nous apprend que cette musique le touche car, à un moment de sa vie, avec sa femme, ils étaient passionnés de tango et il y a maintenant des années qu’il n’a plus écouté cette musique. L’occasion ne s’est plus présentée. Les circonstances de la vie… Réminiscences : c’est une période de sa vie qui remonte de sa mémoire en fragments émouvants. On sent bien qu’il est heureux de se les remémorer et c’est ainsi qu’en fin de compte tout le disque accompagne ses évocations.
De même qu’ Ambra est associé à la chute de la première dent de lait de Charlotte, de même le grand orchestre de Mosalini est désormais associé à ce moment où un vieux monsieur, au soir de sa vie, comme on dit, trouve dans les accents du tango les ressources pour oublier son angoisse et trouver dans les souvenirs du passé la force de vivre plus sereinement le présent. C’est d’autant plus étrange que le tango n’est pas précisément une musique gaie. Tout se passe comme si sa gravité, son sérieux et sa solennité donnaient du prix à la vie.
Après son départ, j’ai écouté deux compositions d’Astor Piazzolla dans le disque « Mosalini – Gieco en concert (aller – retour), bandonéon et flûte » :
- Pedro y Pedro (bandonéon solo),
- Night Club (flûte et bandonéon).
J’avais choisi ces deux titres pour les comparer à deux autres interprétations :
- la version de Pedro y Pedro, pour accordéon solo, donnée par Galliano dans « Ballet Tango »,
- la version live de Night Club donnée lors du festival international de Guitare de Liège en 1985 avec Marc Grauwels à la flûte in « Adios Nonino », Le chant du monde, 2005. Il s’agit de l’un des quatre titres d’Histoire du Tango (Bordel 1900, Café 1930, Night Club 1960 et Concert 1990) joués pour ce festival.
Je me sens encore très loin de savoir les apprécier, la perception de leurs différences, bien qu’effective, manque encore de pertinence, c’est pourquoi je m’en tiens pour l’instant à une impression globale qui tient en quelques mots : écriture, classicisme, rigueur, précision, contraintes créatrices… Apollon plutôt que Dionysos, la mise en forme géométrique plutôt que la fluidité de l’énergie vitale… Chantier en cours…
Dans le disque de Mosalini et Gieco, il y a un livret très complet, sans pédantisme mais très informatif. Il présente, sur sept pages en trois volets, la musique et les compositeurs, le bandonéon, les musiciens. J’y ai appris par exemple que la rencontre du bandonéon et du tango est due au hasard, à l’initiative d’un brésilien métis vers 1870 et d’un marin allemand vers 1900. J’y ai appris que le bandonéon, d’origine allemande et polonaise, a d’abord été joué dans les milieux aisés avant de se répandre en milieux populaires. J’ai été étonné de trouver, comme une sorte de pivot du disque, une sonate de Francesco Maria Veracini (Florence 1690 – Florence 1768). J’y ai appris aussi quelles étaient les trajectoires d’Enzo Greco et de Juan-José Mosalini. J’ai trouvé intéressant enfin de voir que la tradition du tango est enracinée en France et qu’elle s’y perpétue au plus haut niveau d’exigence… Toutes choses que j’ai le projet d’approfondir.
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