jeudi, mai 31, 2007

jeudi 31 mai

Je voudrais aujourd’hui garder traces d’un échange que nous avons eu, Sylvie Jamet et moi-même, à partir d’un commentaire qu’elle avait ajouté à ma page blog en date du 29 mai. J’ai trouvé en effet ce commentaire tellement intéressant et j’ai trouvé un tel plaisir à en découvrir le contenu que j’ai eu envie de le prolonger avec les réflexions qu’il me suggérait. Notre échange a continué et nous a permis d’approfondir un peu plus nos pensées, mais je m’en tiendrai ici simplement au commentaire de Sylvie et à mon commentaire en retour, car cela nous a déjà permis de réfléchir à ce que c’est qu’écouter un disque, aux attitudes que l’on adopte spontanément, aux conditions du plaisir que l’on peut éprouver en cette occasion, et du coup au processus par lequel on apprend à mieux connaître et apprécier la musique et par lequel finalement on se donne une culture musicale, spécialement dans le domaine de l’accordéon.

Je me contente ici de citer notre échange, quasiment « brut de décoffrage », sans en retravailler les éléments ni la mise en forme afin de garder intacte la spontanéité de nos textes. Il ne s’agissait pas en effet de théoriser, mais simplement de mettre nos pensées en commun pour mieux comprendre l’origine, les conditions et le sens du plaisir que nous éprouvons à écouter de l’accordéon. Un échange sur le vif pour mieux se comprendre soi-même. Une manière de s’accompagner réciproquement pour faire son chemin. Notons au passage : accompagner est un composé sur compagnon, celui avec qui on partage son pain, donc son casse-croûte… au bistrot des accordéons, évidemment.

Extraits du commentaire de Sylvie Jamet.

… c'est étrange car ton article met justement des mots sur une situation étrange que je perçois depuis que je me suis acheté il y a 2 ou 3 semaines le CD "Vague à Lames" de Jean-Marc Fabiano, que j'écoute en boucle depuis.Très étrange situation : J'arrive chez Harmonia mundi, la vendeuse, exceptionnelle, qui connaît tout de Bach, de Mozart ou de l'accordéon me montre ce CD d'accordéon que je n'ai pas encore. Je craque : il faut dire que je connais déjà Jean-Marc Fabiano pour avoir entendu son accordéon sur un CD de piccolo de Jean-Louis Beaumadier, dans l'unique titre de ce CD comportant l'accordéon, un étonnant trio de Jean-Marc Fabiano avec les deux piccolos Jean-Louis Beaumadier et Patrick Gallois : "Les Pierrots Babillards" de Henri Gagnaire. Superbe, style musique des kiosque à musique. C'est gai, vif, rafraîchissant. Je l'avais diffusé lors d'une émission de radio l'an dernier (voir l'article :http://sylviejamet.over-blog.com/article-4004802.html ).Bref je sors du magasin avec le CD, je commence à le déballer dans la rue déjà, dans le tram je me précipite dans la lecture du livret qui accompagne le CD, je dévore l'interview de Jean-Marc Fabiano par Jean-Pierre Moreau qui figure dans ce livret. Jean-Marc Fabiano y parle de passion pour la mer, de vague à l’âme, de l’envie de mettre ce vague à l’âme et sa passion de la musique dans ce CD, de faire côtoyer des styles les plus divers. Il parle de pédagogie et de gestuelle aussi. De bout en bout de l’interview, j’adore son discours. C’est tout ce que j’aime trouver chez un accordéoniste. J’arrive chez moi, je mets le CD dans le lecteur et j’attends, avec, comme tu l'expliques si bien dans ton article, mes attentes propres à ma culture personnelle concernant la musique et l’accordéon. Et chose curieuse : Il me semble être « déçue », ce que j’entends ne me « satisfait » pas, mais c’est tout-à-fait étrange : je ne sais m’expliquer pourquoi. C’est comme si ce que j’entends n’était pas le disque promis par la pochette (je veux dire promis au sens de « attendu par mes propres attentes compte tenu de ma culture » : c’est étrange car d’ailleurs je connais certains des titres, des musiques de Bach, de Franck Angélis, exceptionnel compositeur pour accordéon classique, …, tous dans des styles que j'apprécie énormément), et pourtant ça m’intrigue car le sentiment de bonheur à la lecture de l’interview ne s’efface pas et le sentiment d’avoir ainsi découvert un accordéoniste qui compte dans le monde de l’acccordéon non plus ne s’en va pas malgré mon apparente inaptitude à rentrer dans son interprétation…Là où tout ça est très étrange, c’est la suite de cette découverte : Mes interrogations s’en sont allées car une semaine plus tard j'ai réalisé que finalement depuis une semaine le CD tournait quasi en boucle chez moi : certes j’avais bien parfois écouté quelque CD de sonates de piano de Mozart, mais immanquablement j’avais replacé le CD de Jean-Marc Fabiano dans le lecteur, par une incroyable attirance vers ce monde de vague à l’âme que dépeint si parfaitement, si naturellement le son CD « Vague à Lames ». C'est comme si j'étais prise par une lame de fond, irrémédiable, une belle lame de fond.Ça fait 3 semaines que le CD tourne en boucle, et je ne sais toujours pourquoi j’ai eu au départ cette difficulté à rentrer dans ce monde-là. Peut-être que je n'étais pas prête à cette émotion-là à ce moment-là. Ce CD est Magnifique.Je me dis que c’est la diversité de styles juxtaposés qui crée la perception du vague à l’âme. Mais est-ce cela…Bien évidemment toute expérience musicale est personnelle et tout autre auditeur aura d’autres perceptions à l’écoute de ce CD.Mais immanquablement l’auditeur y trouvera du bonheur."Vague à Lames" de Jean-Marc Fabiano. Harmonia Mundi.

Extraits de mon commentaire au commentaire de Sylvie.

J'ai lu ton commentaire avec beaucoup d'intérêt et de plaisir, en particulier en suivant l'analyse que tu fais de ton cheminement pour entrer dans ce disque. J'ai été frappé notamment par ce que tu dis, à savoir que tu ne comprends pas pourquoi tu as eu du mal à entrer dans ce cd ; tu fais alors l'hypothèse que tu n'étais peut-être pas prête " à le recevoir" à ce moment-là. Je trouve là plus qu'un écho à mes propres interrogations. Il me semble en effet que le problème de l'écoute à un moment donné contient une sorte de contradiction : on ne saurait écouter une œuvre sans a priori ni attentes (c'est à partir de là que ce qu'on écoute correspond ou non à ce que l'on a anticipé), mais en même temps il faut se rendre disponible à ce qui peut surprendre, déranger, désorienter (car c'est à partir de là qu'on peut apprendre, c'est-à-dire reconnaitre et essayer de comprendre quelque chose de nouveau et à proprement parler d’inattendu). Il me semble que toute écoute est immédiatement référée à un cadre (nos a priori), qui se manifeste sous la forme d’attentes, mais qu'il faut justement être capable de mettre ce cadre en question.

Je pense ici à ce que Piaget, un épistémologue et psychologue suisse, écrivait sur le processus d'apprentissage, sans lequel il n’est pas d’adaptation possible à son environnement. Je résume au risque de le trahir un peu. Il me pardonnera. Pour lui, tout apprentissage procède à la fois d’un processus d'assimilation et d'un processus d'accommodation, qui sont indissociables. L'assimilation correspond au processus en acte quand ce que l'on découvre entre immédiatement dans des cadres psychologiques (il parle de schèmes) déjà en place. Ce qu'on apprend alors vient renforcer ce que l'on savait déjà. L'accommodation correspond au processus en acte quand ce que je découvre m'oblige à changer de cadre psychologique (à modifier mes schèmes) : pour intégrer ce qui se présente à moi comme nouveau, je suis obligé de faire un progrès intellectuel. Il applique cette distinction à la psychologie de l'apprentissage chez les enfants, mais cela, à mon sens, s'applique à notre problème :

- si ce que j'écoute, ici, maintenant, correspond à mes attentes... alors j'apprends en assimilant le nouveau à ce que je pensais déjà. Je renforce mes connaissances. Je renforce ma confiance en mon jugement. Je me sens dans un monde que je comprends, qui me devient de plus en plus familier et prévisible. Par exemple, je retrouve bien le son et le style de Galliano, je retrouve bien le son et le style d’Anzellotti ou de Klucevsek, je retrouve bien les Variations Goldberg, etc…
- si ce que j'écoute, ici, maintenant, ne correspond pas à mes attentes… alors je peux refuser de me mettre en question et rejeter ce qui me dérange. Je ne reconnais plus Galliano, ce ne sont plus « mes » Variations Goldberg, etc…On connaît tous des gens qui, en l’occurrence, peuvent estimer que c’est du n’importe quoi, que ça ne ressemble plus à rien. Mais je peux aussi décider et choisir de mettre en question mes attentes. J'apprends alors par accommodation : je m'accommode pour m'adapter. Concrètement, face à ce qui me prend au dépourvu, face à ce qui m’échappe, cela revient à se demander malgré tout ce que ça veut dire. Dans un premier temps, c'est déstabilisant et coûteux psychologiquement. Mais c'est la condition sine qua non d'un progrès.

C'est bien ce processus d'accommodation que tu décris si bien dans ton commentaire, en particulier quand tu fais état de ton inquiétude, comme un vague malaise. Et même un vague à l'âme... L'accommodation, c'est forcément anxiogène. C’est toujours un pari : on se met en question sans savoir ce que sera la réponse, ni même si l’on en trouvera une avant de se décourager. C'est pourquoi on rencontre tant de gens qui sont incapables de cet effort et qui s'en tiennent à la seule assimilation :"J'adore la nouveauté pourvu qu'elle ressemble à ce que j'ai déjà connu".

Je pense ici au comportement d’un copain, assez étranger aux choses musicales, intrigué et perplexe devant mon goût pour l’accordéon et encore plus devant mon enthousiasme, que j’essayais de lui communiquer ou du moins de lui expliquer, sans aller jusqu’à espérer lui faire comprendre. Comme je lui faisais écouter, entre autres morceaux, quelque chose du duo Baïkal et de Karin Küstner, il me dit, en toute simplicité : « Oui, mais ça, ce n’est pas le vrai accordéon, c’est plutôt du classique ». Comme je lui demandais de me dire ce qu’était pour lui « le vrai accordéon », je lui proposais d’écouter quelques autres cds. Eh bien, « le vrai accordéon », c’est Daniel Colin, Armand Lassagne, Jo Privat, certaines choses de Galliano ou de Mille, mais pas tout.

Je pense que nous aurons l’occasion de revenir sur ces premières réflexions, car la question de l’apprentissage à évidemment à voir avec la formation de l’écoute et la formation à la culture musicale. Et quand on y réfléchit on voit bien que cette formation esthétique met en jeu des attitudes éthiques. Il suffit de penser à la fermeture et au travail d’exclusion à l’œuvre dans l’anecdote ci-dessus, alors qu’a contrario parier sur l’accommodation et sur la recherche de plaisirs nouveaux est toujours une attitude d’ouverture morale. On le voit bien entre les lignes de la description et de l’analyse faites par Sylvie à propos de son rapport à « Vague à Lames ».