jeudi, avril 03, 2008

samedi 5 avril - senior ? vieux, quoi !

Le mois d’avril me laisse très partagé quant aux sentiments qu’il m’inspire. C’est le mois de mon anniversaire et je ne sais si je l’aime bien ou si je le hais. Il est en effet, sinon imprévisible, du moins souvent incohérent. On croit avoir quitté les giboulées avec le mois de mars, les pluies interminables, les bourrasques de vent, les coups de froid, on croit marcher vers le printemps, mais on se rend vite compte que les giboulées dites de mars sont les plus violentes en avril, on se rend vite compte que les grains se succèdent, que les gelées sont fréquentes et qu’il est encore loin le temps où l’on pourra ranger ses petites laines. Mais, à l’inverse, c’est en avril que la végétation explose, que le gazon doit être tondu toutes les semaines, que des couleurs vives émergent ici et là dans les jardins. Tout est vert, chargé de trop de sève, tout est trop humide. Et, à Pau, au piémont des Pyrénées, le gave devient énorme, gonflé par les pluies et par la fonte des neiges. L’hiver est encore là, qui semble s’attarder interminablement, mais le printemps aussi avec ses excès de vitalité, son énergie débordante.

Le mois d’avril donc est le mois de mon anniversaire. Chaque année, peu après le 1er avril, je tourne une page. Cette année est un peu particulière, car je fêterai mes soixante-cinq ans. Biologiquement, je ne suis pas sûr que cette date induise en moi un changement ; socialement, non plus. Les aléas de ma santé ne dépendent pas du calendrier. Ma situation de retraité, comme mes ressources ne seront pas modifiées. Mais sociologiquement et psychologiquement, le changement est évident. La sociologie descriptive des enquêtes d’opinion fait en effet une distinction radicale entre les moins et les plus de soixante-cinq ans. Les entreprises de services consentent des avantages particuliers aux plus de soixante-cinq ans. A partir de ce seuil on obtient des cartes de réduction spécifiques, etc… Au plan psychologique, il y a aussi, pour moi, un effet de seuil qui me parait évident. Ces derniers temps en effet, j’ai observé que beaucoup de copains ou de connaissances ou de voisins de ma génération étaient frappés par divers ennuis de santé ou par des handicaps variés, en nombre tel qu’on ne peut les attribuer au hasard. Je me rends compte que jusqu’ici la mort, qui avait atteint des gens de mon âge ou plus jeunes, m’apparaissait comme liée à des causes accidentelles. Aujourd’hui, elle m’apparaît comme un phénomène naturel. Elle ne résulte pas de causes externes, mais d’un processus biologique inéluctable. J’espère vivre vieux, quoique… pas dans n’importe quel état, mais cette évidence fait partie maintenant de ma vision de la vie et cette prise de conscience est irréversible.

Bref, soixante-cinq ans, en dépit des euphémismes des publicitaires ou des hommes politiques, ce n’est pas l’âge où l’on entre dans le monde des seniors. C’est l’âge où l’on devient « un vieux ». D’ailleurs, j’ai observé, lorsque je présente un billet de SNCF par exemple, portant réduction aux « plus de soixante ans », que le contrôleur n’éprouve pas le besoin de me demander une preuve. C’est un signe sûr.

Comme j’étais dans cet état d’esprit un peu méditatif, j’ai eu envie d’écouter de l’accordéon. Pas beaucoup. Quelques morceaux. Mais je les voulais congruents à mon état d’esprit, presque état d’âme. Choix difficile, jusqu’au moment où, parcourant mes disques, tout s’est éclairci. J’étais tombé en arrêt devant le double cd de Jean Pacalet : « 7x7 ». Sept modules de sept pièces, qu’il nomme « miniatures ». Mais, parmi ces pièces, que choisir ? Et là, surprise ! Le module cinq – premier du second cd – a pour titre : « Scènes pour la vieillesse». 26 :24. C’est évidemment ce que je dois écouter, ici, maintenant, aujourd’hui. Cela et seulement cela.

En écoutant donc les sept pièces de « Scènes pour la vieillesse », je suis frappé par le son de Jean Pacalet. Et l’idée me vient que c’est un compositeur dialectique, au sens philosophique du terme. Il tient ensemble des contradictoires : puissance et finesse, couleurs sombres et couleurs brillantes, panorama et vision microscopique, écriture stricte et inventivité, tradition et modernité. Ce qui pourrait sembler contradictoire (ou bien… ou bien…) est ici dépassé dans un mouvement que je qualifie de dialectique. Hegel avait un mot pour désigner ce mouvement : « Aufhebung », signifiant par ce terme ce qui se développe par intégration des contraires. En écoutant Jean Pacalet, je suis ému bien sûr par son jeu. Cette émotion est le point de départ. Mais à partir de là, son écriture m’apparaît, au plan intellectuel ou abstrait, avec une évidence sensible comme l’expression et la manifestation même de cette notion de « Aufhebung ».

Mais, au fur et à mesure que j’écoute les sept pièces, une autre évidence surgit à mon esprit. Le rapprochement avec Brueghel me saute aux yeux. Brueghel, dois-je le dire, est un de mes peintres de prédilection. Ses tableaux sont construits avec la plus grande rigueur suivant des sections géométriques qui structurent ses tableaux et orientent le parcours du regard qui les contemple. Ces sections sont déterminées de manière complexe par un jeu de lignes verticales, horizontales, diagonales et obliques. Aucune n’est tracée, mais elles sont là, comme des guides bienveillants et fermes. Brueghel a aussi le génie de nous donner à voir des plans multiples : plan d’ensemble, vision générale et sens du détail, vision microscopique. En ce sens, chaque tableau est un univers. Comme « 7x7 » de Jean Pacalet.

C’est une bien belle journée que celle-ci où j’ai eu la chance extrême d’écouter une œuvre si jubilatoire. Vive la vieillesse !