samedi, avril 26, 2008

lundi 28 avril - perception, mémoire, culture

J’écoute un morceau de « Sivuca Sinfonico », le titre 3, « Joao e Maria ». L’accordéon de Sivuca s’inscrit, lumineux, devant la masse houleuse de l’orchestre symphonique de Recife, soixante-quinze exécutants. Il y a là une phrase musicale qui m’enchante. La composition est de Sivuca et Chico Buarque. Peu de temps après, alors que j’écoute un disque de Yamandu et Dominguinhos (« Yamandu + Dominguinhos »), une phrase musicale attire mon attention. Il s’agit bien de « Joao e Maria ». Déjà un phénomène m’intrigue : je reconnais cette phrase musicale et pourtant elle ne sonne pas pareil que dans le premier cas. Qu’est-ce que je reconnais comme pareil malgré les différences ? En tout cas, ce n’est pas une reconnaissance intellectuelle, encore moins conceptuelle. En première approche, ce que je reconnais comme pareil, ce serait quelque chose comme une structure implicite, mémorisée et reconnue sans aucun travail d’analyse ni d’explicitation, sans mise à plat. Comme une prise de conscience quasi inconsciente.

Il faudra approfondir cette question. Mais déjà une autre, qui en découle, m’intrigue à son tour. Quand j’ai écouté l’interprétation de Yamandu et Dominguinhos, je l’ai comparée immédiatement et spontanément à celle de Sivuca. Cela me donne à penser que ma perception se construit toujours sur un fond, déjà présent, de perceptions mémorisées. Il n’y a pas de perception pure, toute perception est déjà en tant que telle comme un réseau de perceptions reliées aux perceptions immédiatement antérieures, à l’anticipation de perceptions à venir et à une sorte de réservoir de perceptions passées, mémorisées depuis des temps variables. Percevoir implique donc toujours de référer les sensations actuelles à un ensemble de sensations mémorisées ; pas de perception sans mémoire. C’est la mémoire qui précède la perception et la rend possible. De là à penser que plus j’écouterai d’accordéon, mieux je le percevrai, il n’y a qu’un pas. Oui, mais trop de mémoire, trop de références mémorisées, en un mot trop de culture, comporte un risque. Le risque de rapporter ce que l’on perçoit à trop de savoir constitué. Situation difficile à gérer : pour percevoir et donner du sens à ses perceptions, il faut pouvoir les rapporter à un fonds de perceptions mémorisées, mais si ce fonds est trop présent il me conduit à trop cadrer ce que je perçois ici et maintenant, à le banaliser, à l’identifier sans surprises. Je ne perçois plus que ce que je sais.

Faire attention à ce paradoxe : sans mémoire ni culture, les perceptions sont comme un flux ininterrompu et dépourvu de sens, mais inversement trop de mémoire et de culture tend à classer toute perception actuelle et à la dissoudre dans des connaissances constituées. En pratique, comment écouter de l’accordéon pour le plaisir et par conséquent se donner une culture donnant sens à ce que l’on écoute et, en même temps, à l’instant de l’écoute, oublier cette culture pour savoir saisir ce que l’on entend dans son émergence et dans son originalité même ?

Percevoir, c’est comparer. Comparer, c’est déjà conceptualiser. Comment par exemple écouter Galliano, comparer cette écoute à ce que j’ai entendu de lui, comparer son jeu à celui d’autres accordéonistes, et conserver assez d’ingénuité, de liberté de jugement, pour ne pas le réduire à une « perception conceptuelle » ? Je ne sais pas, mais ce que je sais, et c’est sans doute une des dimensions du génie de Galliano, c’est qu’il me surprend toujours et que l’étonnement qu’il suscite en moi est bien la preuve qu’il est irréductible à cette « perception conceptuelle ». En revanche, je pense à d’autres accordéonistes, mais je n’en citerai pas les noms, qui me semblent se répéter, ne plus susciter de surprises et de ce fait tomber immédiatement dans le déjà connu, déjà classé, déjà identifié. Ils sont réductibles à un concept et c’est le plaisir qui fait défaut.

A suivre...