dimanche, juillet 27, 2008

lundi 28 juillet - après Junas, question de mémoire

Après Junas et son festival, Sommières et « l’Estelou », nous sommes allés rejoindre « les petits » à Hossegor. Nous avions emporté avec nous quelques disques : « Mare Nostrum », « Après la pluie », Laloy, « Accordion Tribe », « Virgin and Whore » de Per Arne Glorvigen, et quelques autres dont Philippe de Ezcurra. Mais, entre les jeux joyeux de Charlotte et de Camille, jeux joyeux et bruyants auxquels nous sommes conviés souvent, le travail de carrelage de Sébastien et les informations radiophoniques de Nadja, les disques sont restés cois. Je n’ai pas réussi encore à convaincre toute la famille des beautés de l’accordéon… même avec l’aide militante de Françoise. Parfois, quand toute la maisonnée va à la plage, je me passe l’un de ces disques, je l’écoute très fort, car même en cette fin juillet le quartier est peu habité.

Dimanche, je suis revenu à Pau, pour aller rendre visites à mes vieux parents : ma mère, accablée de handicaps en sa maison de retraite à Nay, mon père seul dans sa villa de Baliros. Seul et malheureux de savoir sa femme privée de sa propre maison. Bref, une histoire plutôt triste, même si elle est fort banale. Je n’ai pas eu le cœur d’écouter un seul des disques que j’avais emportés pour la route. Mais, j’ai repensé au festival de Junas, aux trois concerts auxquels nous avons assistés. Des images me sont revenues à l’esprit, sans que je cherche à les évoquer consciemment, comme par une sorte de libre association d’images ou, plus précisément, de sensations :

- « L’Estelou », sa façade d’ancienne gare, son hall d’entrée, sa véranda et la chambre, blanche dans la pénombre. Et le bruit incessant des cigales.
- Les premières notes de « Mare Nostrum » introduites par Jan Lundgren ; quelques phrases lumineuses de Paolo Fresu ; la présence de Galliano en chemise rouge. Galliano avec ses lunettes.
- Daniel Mille mêlant sa voix à la respiration de son instrument ; Daniel Mille appuyé contre un tabouret haut et parfois comme absent ; au cours du concert de son quintet, le passage brutal du jour à la nuit.
- La présence de Salis, sa folie, sa manière de passer du piano, qu’il a malmené pour en tirer sa musique, à son accordéon, qui à son tour est bien obligé de rendre tout ce qu’il a dans le ventre. La créativité du trio, tels des explorateurs inventant l’Amazone ou quelque contrée encore plus exotique ;

Ce soir, seul dans la maison, alors que la soirée n’en finit plus de finir, j’ai disposé sur mon bureau quelques traces objectives :

- la réservation de l’hôtel, en date du 29 mars
- la facture de l’hôtel
- le programme de « Jazz à Junas »
- la plaquette correspondante
- la pochette des places achetées à la Fnac
- les tickets de caisse de la Fnac, en date du 10 avril
- « Mare Nostrum »


Ces traces, précisément parce qu’elles sont concrètes et objectives, sont pour moi comme un ancrage pour ma mémoire. Ce sont des repères sociaux, qui fixent en quelque sorte l’événement. Mais cette objectivité concrète ne suffit pas. J’ai besoin d’y ajouter d’autres traces : des photographies. Objectives apparemment, puisqu’elles ont gardé trace d’un fragment de la réalité hic et nunc, mais aussi subjectives, car ce fragment, c’est moi qui l’ait choisi, qui ai décidé de le cadrer en un instant donné. Et puis, dans leur subjectivité même, il y a encore des images, qui manifestent à mon esprit la présence de Junas et de ses concerts, bien après leur réalisation. Telle posture de Galliano ou de Fresu, qui est absente des photographies ou répartie entre plusieurs ; telle attitude de Mille, ici et ailleurs, attentif et détaché, comme en apesanteur ; tel comportement affairé de Salis, son look, son agitation contrôlée, ou l’humour qui parcourt l’espace entre les trois membres du PAF Trio. Je pourrais y ajouter, après minuit, notre sortie de Junas dans la file des voitures qui serpente entre les murs des rues étroites du village ou les cinq kilomètres jusqu’à Sommières et l’ouverture du portail de l’hôtel, qui grince.

Je prends conscience de la complémentarité de ces traces : objectives, semi-subjectives, personnelles ou intimes. Ce sont elles qui constituent ma mémoire de cet événement, qui attestent pour moi-même que je l’ai vécu à ma façon. A ma guise dirait le philosophe. Ces deux formes de mémoire, objective ou sociale d’une part, semi-subjective ou si j’ose dire d’une objectivité subjectivée, appropriée à moi-même, constituent le socle de cette mémoire faite d’images hyper-personnelles, que j’appellerais, si j’osais, incorporée, en ce sens qu’à proprement parler elles font corps avec moi. Ce sont des images que l’on ne peut anticiper, mais que l’on peut saisir au bon moment en pratiquant une attitude d’attention flottante : je ne sais pas ce qui va se produire de significatif, mais il va se produire, forcément, quelque chose de significatif et donc je dois y être prêt. Il y a du chat là-dedans : il ne sait pas quand une souris passera à sa portée, mais il sait que forcément cela se produira, c’est pourquoi il ne laisse pas passer l’occasion.

Je prends conscience qu’il y a là les linéaments d’une méthode de mémoire : rassembler des documents descriptifs, faire des photographies comme travail de cadrage et d’appropriation de la réalité du moment, se tenir en posture d’attention flottante pour ne pas laisser échapper, par inattention, le signe qui passe… A suivre et à approfondir, car c’est de plaisir qu’il s’agit finalement. Cultiver le plaisir, ça demande en effet de la méthode. Epicure et Descartes, même combat !