mercredi, avril 12, 2006

jeudi 13 avril

… reçu ce matin un courriel de Michel L. qui me rappelle une conversation que nous avions eue place Wilson après un déjeuner au « Louchebem », un des restaurants des Halles. Le soleil de quatorze heures frappait assez fort. Nous avions noté le nombre important de personnes attablées, avec un café et un verre d’eau, en train d’utiliser leurs ordinateurs portables, parfois même téléphonant d’une oreille avec leurs mobiles tout en parcourant d’un œil un journal gratuit. Nous avions parlé d’accordéon, du festival « Accordéon Summit », du projet, que nous avons avec Françoise, d’aller à Trentels, fin mai. Je crois que mon goût pour l’accordéon, du moins pour certains accordéons, amuse et intrigue Michel.

Il me communique donc un article, extrait du numéro 170 (avril 2006) de « Sciences Humaines ». Il s’agit d’un texte de Philippe Le Guern, maître de conférences à l’IUT d’Angers : « Dans le monde des fans », pages 41-43 ; cet article fait partie du dossier du mois sur « La culture de masse ». Cette réflexion sociologique recoupe mes propres interrogations, dont j’ai déjà fait état dans ce blog, concernant les rapports de l’accordéon et de la culture [jeudi 22 décembre et jeudi 16 mars].

Je retiens ces deux extraits :

- « … en légitimant un bien symbolique – la culture télévisuelle [en particulier les séries cultes] démuni de toute légitimité par rapport à la culture savante, les fans recréent au sein même de cette culture télévisuelle une hiérarchie sociale opposant programmes « vulgaires » et programmes consacrés ou dignes d’être consacrés. Faisant un usage cultivé de la culture non cultivée, ils se singularisent doublement, se distinguant des publics les plus orientés vers le pôle « vulgaire » du divertissement mais prenant aussi leurs distances avec une culture légitime désormais frappée d’obsolescence », pp. 42-43. Il suffirait de remplacer « culturelle télévisuelle » par « la musique d’accordéon » et « fans » par « amateurs d’accordéon » pour obtenir une problématique intéressante et susceptible d’ouvrir la voie à des analyses assez excitantes pour l’intellect. On peut penser en effet que le clivage entre culture légitime et culture non légitimée, clivage qui permettait à Bourdieu de situer l’accordéon dans les formes inférieures, se retrouverait à l’intérieur même du monde de l’accordéon, clivé à son tour entre des espaces légitimes et non légitimes, tandis que lui-même en sa pluralité de manifestations se trouverait réparti dans la totalité du champ social.

- « La généralisation dans la population de dispositions à l’éclectisme en matière culturelle permet (également) de comprendre l’investissement décalé, au second degré, d’objets appartenant aux corpus les plus populaires, auxquels s’ouvre désormais le système de consécration culturelle », pp. 43. Cette notion d’éclectisme semble bien de nature à permettre un véritable dépassement des thèses bourdivines (cf. « La Distinction ») et l’on attend avec impatience un travail universitaire sur les pratiques esthétiques et artistiques liées à l’accordéon dans leurs relations aux positions sociales. En tout cas, cette notion d’éclectisme est cohérente avec l’idée d’une complexification croissante des pratiques sociales, particulièrement liées à l’art, à ses pratiques et à ses formes de consommations.

Dans ce dossier sur « La culture de masse », je retiens un autre article, qui me parait bien compléter celui-ci. Il s’agit, pages 38-40, d’un texte de Xavier Molénat, intitulé « Pratiques culturelles - Le mélange des genres ».

Deux extraits déclencheurs de réflexions :

- " S’appuyant spécialement sur le domaine musical, il [H. Glévarec] estime que l’on assiste à un processus de « mise en genre », c’est-à-dire à l’apparition de grands domaines musicaux (classique-lyrique, jazz-funk, musique traditionnelle-ethnique-du monde, rock-pop, chanson-comédie musicale, rap, techno-musique électronique, autres). Ces genres seraient, selon lui, devenus incommensurables (qui peut dire aujourd’hui que la musique classique « vaut » plus que le rock ?), les hiérarchies se recréant seulement à l’intérieur de chacun de ces genres, entre ce qui est rare et ce qui est devenu commun ». Ces quelques lignes font écho pour moi à ma réflexion sur l’extrait précédent, à savoir qu’un des principes de hiérarchie entre les interprétations ou créations à l’accordéon me semble être le suivant : certaines œuvres me surprennent, m’étonnent, m’apparaissent comme des créations originales et inouïes… sans leur écoute, il me manquerait quelque chose de vital de l’ordre du plaisir ; par contre, quantité d’autres me laissent sans émotions et pour tout dire ne m’intéressent pas. C’est comme si j'écoutais des clones de clones… ce que j’appelle « de la soupe ». Des œuvres, si j’ose dire, car le terme de productions, voire de produits, serait plus adéquat, des œuvres donc destinées à la consommation de masse et non à l’écoute attentive et nécessaire pour vivre mieux.

- "... la distinction contemporaine s'exprimerait moins dans la capacité à s'approprier les pratiques les plus légitimes que dans l'aptitude à jouer d'un éclectisme éclairé conduisant à une incursion mesurée dans le domaine des arts en voie de légitimation", ce processus de légitimation étant à son tour un effet de cette incursion en forme de tache d'huile. Dialectique du quantitatif et du qualitatif aurait pu dire Hegel. A force d'incursions limitées mais successives, les formes d'art en voie de légitimation finissent un jour par être reconnues comme légitimes par le jugement esthétique de sens commun.

Tout en mettant en ordre ces quelques réflexions, j’écoute « Duo » des « Concerts inédits ». Il s’agit bien d’un chef-d’œuvre ! Une expression me semble bien traduire mon sentiment : « Ils avançaient sur le fil du rasoir sans jamais perdre le fil de leur inspiration ».