mardi 25 décembre
Dimanche après-midi, je suis allé rendre visite à ma mère, à la maison de retraite Saint Joseph, à Nay.
Nay est situé à une vingtaine de kilomètres de Pau. Plein sud. Il fait froid : 3°. Les Pyrénées se dressent comme une muraille de Chine, masse infranchissable mais non redoutable tant ses couleurs, du bleu au gris en passant par le vert des amandes, sont douces et pour ainsi dire apaisantes. Peu de voitures sur la route bien dégagée entre deux récoltes de maïs. Quand le maïs est haut, on croirait circuler dans un labyrinthe ; quand il a été coupé, ce sont de grands espaces à perte de vue jusqu’au moment où le regard butte sur la montagne contrastée : sombre jusqu’à mi-hauteur puis étincelante de neige au-delà. J’écoute les premiers morceaux de « In cerca di cibo ». Trovesi, clarinette ; Coscia, accordéon. Seul dans la voiture, je roule plutôt lentement, leur dialogue m’apparaît comme un jeu plein de subtilités, assez ironique, avec des clins d’œil dispersés savamment pour nous surprendre. Je pense à Fellini. En tout cas, c’est très italien. Peut-être Vittorio de Sica.
Lorsque j’arrive dans le foyer où se tiennent les personnes âgées - je dirais les hyper-vieux - de la maison de retraite, après avoir salué les rares pensionnaires éveillés et des aides-soignantes de permanence au rez-de-chaussée, dès que j’ouvre la porte de l’ascenseur, au premier étage, mon regard rencontre celui de ma mère, qui m’attendait. J’arrive toujours entre 14h et 14h05. C’est un rite. Je n’ose imaginer son angoisse si j’arrivais un jour à 14h06. Elle me sourit et d’un seul coup son corps se détend. Elle est bien petite dans son fauteuil roulant. Ses jambes ne sont plus capables de se déplacer. Sa main droite est déformée et comme pétrifiée par les rhumatismes. De sa main gauche, elle tient son sac, qui contient ses richesses : un billet de quelques euros, des numéros de téléphone, les dates et heures de naissance de Charlotte et de Camille, quatre mouchoirs, un miroir et une lime à ongles. Dans une pochette intérieure, il y a deux aiguilles à coudre avec du fil noir. Suivant un rituel bien établi, je débloque les roues de son fauteuil et nous partons vers un monte-charge qui nous conduira au deuxième étage où se trouve sa chambre. Le chemin est long et malaisé car les bâtiments sont en réfection. L’ascenseur que j’ai emprunté à mon arrivée est trop exigu pour son fauteuil roulant. Le parcours est comme semé d’embuches : portes à franchir, autres fauteuils à déplacer pour passer, chariots de service, etc…
Arrivé dans sa chambre, un autre rituel s’impose : je change l’eau de la carafe et je lave son verre. Je mets le calendrier à jour. Je lis avec elle les notices de quelques médicaments dont elle me dit qu’ils ne sont pas utilisés. J’écarte un peu les rideaux de la vitre. Je jette un coup d’œil sur la place du marché. J’ouvre le tiroir de sa table. On vérifie que la boite de bas, qu’elle ne met plus, n’a pas bougé de place. On compte les trois mouchoirs qui se trouvent dans ce tiroir et l’on examine s’ils sont propres. Je nettoie le miroir qui se trouve sous les mouchoirs du tiroir. Ce miroir a deux faces, dont une grossissante. Elle se regarde attentivement dans ce miroir. Parfois, il lui révèle maintes rougeurs et autres altérations de sa peau, en particulier à la base du nez ou à la commissure des lèvres. Parfois, après un moment d’attention intense, elle baisse sa main et, comme trop lasse, elle me demande de remettre le miroir en place. Ensuite, j’humecte un coton avec une lotion démaquillante et je nettoie son visage. Je suis la racine de ses cheveux et je sens bien que la fraicheur de la lotion l’apaise et la détend. Je m’occupe ensuite de ses joues, de ses oreilles, de son nez, de son menton et de son cou. Elle a peu de rides, mais le bleu de ses veines à fleur de peau me fascine : ce qui lui reste de vie palpite ici. Une fragilité obstinée. Je n’arrive jamais à la coiffer comme elle le souhaiterait, mais comment lui dire que ses cheveux ne tiennent pas les plis que le peigne voudrait leur donner. Ensuite, je l’installe à l’entrée de son cabinet de toilette où le fauteuil ne peut entrer et je fais un peu de ménage. Je peaufine ce qui a été fait un peu rapidement. Je remets ses serviettes et ses gants de toilette en place. Parfois, elle me demande de passer sur son nez un pinceau imprégné de poudre pour éviter que sa peau ne brille. Elle se regarde encore dans son miroir et, comme elle guette mon jugement, je lui dis qu’elle est vraiment impeccable. Après un temps d'hésitation, elle me demande de nettoyer son appareil dentaire. Elle sent que cette opération ne me plait pas. Et en effet sa bouche sans dents est pour moi une image de la mort. Elle ne sait pas cela, bien sûr, mais elle en a l'intuition, je crois. On examine ensuite son armoire. Les robes d’abord. Je les lui présente une à une successivement en vérifiant qu’elles n’ont pas de taches et que tous les boutons sont solidement accrochés. On change l’ordre des robes sur les cintres à plusieurs reprises. Par exemple, cette fois, elle a hésité sur le choix d’une robe pour le 1er de l’an. On a fait et défait cinq ou six classements. De toute façon, tout cela est peine inutile, selon ma mère, car le personnel aura tôt fait de tout mettre sens dessus-dessous. Puis on compte ses mouchoirs, ses culottes, ses soutiens-gorges, ses combinaisons, ses bas de contention et ses gilets. On les compte, cela signifie qu’on en mesure le nombre, mais surtout qu’on déplie et replie scrupuleusement chacun de ces sous-vêtements pour en vérifier le bon état.
Entre deux moments de ce rituel complexe et immuable, je m’assois face à ma mère et je lui raconte deux ou trois choses de notre vie. J’essaie de ne pas lui donner de regrets tout en lui décrivant le mieux possible la vie de la maison que « les petits » viennent d’investir pour les fêtes. Exercice délicat, plein de contradictions. J’avance à pas comptés comme un funambule maladroit et incertain.
Et puis arrive l’heure de redescendre au premier étage où le goûter est servi entre 16h et 16h15. Sortir de la chambre. C’est cela qui est difficile. Ensuite, le long couloir sombre que j’éclaire de loin en loin en appuyant sur un interrupteur lumineux est un chemin silencieux, où chacun de nous deux, ma mère et moi, sait bien que chaque pas en avant nous rapproche de l’inévitable séparation. Juste après une certaine inflexion du couloir, ma mère se redresse et je sais que je dois m’arrêter devant la glace d’une armoire qui semble posée là de toute éternité. Ma mère s’examine, me demande de rectifier un pli ou deux de sa robe, puis penchant la tête sur son épaule gauche elle attend que je pousse son fauteuil en avant. Au foyer, je l’aide à boire son verre de café au lait ; je l’aide aussi à manger le biscuit dont les miettes qui tombent sur sa robe la désespèrent. Je l’embrasse et je vais jusqu’à l’ascenseur sans me retourner. A la vérité, je crois que je ne me sens pas capable de croiser avec elle un regard d’adieu.
Pour m’accompagner pendant le chemin du retour vers Pau, j’écoute la seconde moitié des morceaux de « In cerca di cibo ». Le chant de la clarinette et de l’accordéon est déchirant. A l’horizon de mon imaginaire, c’est un monde à la Charlie Chaplin qui s’agite. Cette musique, que j’avais entendue tout à l'heure quasi primesautière, m’apparaît maintenant tragique. Tragique sans effets grandiloquents ; tragique et cependant pudique et mesurée. Ce n'est pas de l'opéra. C'est beaucoup plus profond.
En arrivant devant la maison, je reste quelques instants comme sidéré par la profondeur de ce que je viens d’entendre. Par profondeur, j’entends cette impression d’avoir affaire à quelque chose qui résonne en moi au plus profond de moi. Qui résonne immédiatement sans avoir besoin de mots ni de discours pour exister. En cela on peut dire, à juste titre je pense, que cet album est beau.
Nay est situé à une vingtaine de kilomètres de Pau. Plein sud. Il fait froid : 3°. Les Pyrénées se dressent comme une muraille de Chine, masse infranchissable mais non redoutable tant ses couleurs, du bleu au gris en passant par le vert des amandes, sont douces et pour ainsi dire apaisantes. Peu de voitures sur la route bien dégagée entre deux récoltes de maïs. Quand le maïs est haut, on croirait circuler dans un labyrinthe ; quand il a été coupé, ce sont de grands espaces à perte de vue jusqu’au moment où le regard butte sur la montagne contrastée : sombre jusqu’à mi-hauteur puis étincelante de neige au-delà. J’écoute les premiers morceaux de « In cerca di cibo ». Trovesi, clarinette ; Coscia, accordéon. Seul dans la voiture, je roule plutôt lentement, leur dialogue m’apparaît comme un jeu plein de subtilités, assez ironique, avec des clins d’œil dispersés savamment pour nous surprendre. Je pense à Fellini. En tout cas, c’est très italien. Peut-être Vittorio de Sica.
Lorsque j’arrive dans le foyer où se tiennent les personnes âgées - je dirais les hyper-vieux - de la maison de retraite, après avoir salué les rares pensionnaires éveillés et des aides-soignantes de permanence au rez-de-chaussée, dès que j’ouvre la porte de l’ascenseur, au premier étage, mon regard rencontre celui de ma mère, qui m’attendait. J’arrive toujours entre 14h et 14h05. C’est un rite. Je n’ose imaginer son angoisse si j’arrivais un jour à 14h06. Elle me sourit et d’un seul coup son corps se détend. Elle est bien petite dans son fauteuil roulant. Ses jambes ne sont plus capables de se déplacer. Sa main droite est déformée et comme pétrifiée par les rhumatismes. De sa main gauche, elle tient son sac, qui contient ses richesses : un billet de quelques euros, des numéros de téléphone, les dates et heures de naissance de Charlotte et de Camille, quatre mouchoirs, un miroir et une lime à ongles. Dans une pochette intérieure, il y a deux aiguilles à coudre avec du fil noir. Suivant un rituel bien établi, je débloque les roues de son fauteuil et nous partons vers un monte-charge qui nous conduira au deuxième étage où se trouve sa chambre. Le chemin est long et malaisé car les bâtiments sont en réfection. L’ascenseur que j’ai emprunté à mon arrivée est trop exigu pour son fauteuil roulant. Le parcours est comme semé d’embuches : portes à franchir, autres fauteuils à déplacer pour passer, chariots de service, etc…
Arrivé dans sa chambre, un autre rituel s’impose : je change l’eau de la carafe et je lave son verre. Je mets le calendrier à jour. Je lis avec elle les notices de quelques médicaments dont elle me dit qu’ils ne sont pas utilisés. J’écarte un peu les rideaux de la vitre. Je jette un coup d’œil sur la place du marché. J’ouvre le tiroir de sa table. On vérifie que la boite de bas, qu’elle ne met plus, n’a pas bougé de place. On compte les trois mouchoirs qui se trouvent dans ce tiroir et l’on examine s’ils sont propres. Je nettoie le miroir qui se trouve sous les mouchoirs du tiroir. Ce miroir a deux faces, dont une grossissante. Elle se regarde attentivement dans ce miroir. Parfois, il lui révèle maintes rougeurs et autres altérations de sa peau, en particulier à la base du nez ou à la commissure des lèvres. Parfois, après un moment d’attention intense, elle baisse sa main et, comme trop lasse, elle me demande de remettre le miroir en place. Ensuite, j’humecte un coton avec une lotion démaquillante et je nettoie son visage. Je suis la racine de ses cheveux et je sens bien que la fraicheur de la lotion l’apaise et la détend. Je m’occupe ensuite de ses joues, de ses oreilles, de son nez, de son menton et de son cou. Elle a peu de rides, mais le bleu de ses veines à fleur de peau me fascine : ce qui lui reste de vie palpite ici. Une fragilité obstinée. Je n’arrive jamais à la coiffer comme elle le souhaiterait, mais comment lui dire que ses cheveux ne tiennent pas les plis que le peigne voudrait leur donner. Ensuite, je l’installe à l’entrée de son cabinet de toilette où le fauteuil ne peut entrer et je fais un peu de ménage. Je peaufine ce qui a été fait un peu rapidement. Je remets ses serviettes et ses gants de toilette en place. Parfois, elle me demande de passer sur son nez un pinceau imprégné de poudre pour éviter que sa peau ne brille. Elle se regarde encore dans son miroir et, comme elle guette mon jugement, je lui dis qu’elle est vraiment impeccable. Après un temps d'hésitation, elle me demande de nettoyer son appareil dentaire. Elle sent que cette opération ne me plait pas. Et en effet sa bouche sans dents est pour moi une image de la mort. Elle ne sait pas cela, bien sûr, mais elle en a l'intuition, je crois. On examine ensuite son armoire. Les robes d’abord. Je les lui présente une à une successivement en vérifiant qu’elles n’ont pas de taches et que tous les boutons sont solidement accrochés. On change l’ordre des robes sur les cintres à plusieurs reprises. Par exemple, cette fois, elle a hésité sur le choix d’une robe pour le 1er de l’an. On a fait et défait cinq ou six classements. De toute façon, tout cela est peine inutile, selon ma mère, car le personnel aura tôt fait de tout mettre sens dessus-dessous. Puis on compte ses mouchoirs, ses culottes, ses soutiens-gorges, ses combinaisons, ses bas de contention et ses gilets. On les compte, cela signifie qu’on en mesure le nombre, mais surtout qu’on déplie et replie scrupuleusement chacun de ces sous-vêtements pour en vérifier le bon état.
Entre deux moments de ce rituel complexe et immuable, je m’assois face à ma mère et je lui raconte deux ou trois choses de notre vie. J’essaie de ne pas lui donner de regrets tout en lui décrivant le mieux possible la vie de la maison que « les petits » viennent d’investir pour les fêtes. Exercice délicat, plein de contradictions. J’avance à pas comptés comme un funambule maladroit et incertain.
Et puis arrive l’heure de redescendre au premier étage où le goûter est servi entre 16h et 16h15. Sortir de la chambre. C’est cela qui est difficile. Ensuite, le long couloir sombre que j’éclaire de loin en loin en appuyant sur un interrupteur lumineux est un chemin silencieux, où chacun de nous deux, ma mère et moi, sait bien que chaque pas en avant nous rapproche de l’inévitable séparation. Juste après une certaine inflexion du couloir, ma mère se redresse et je sais que je dois m’arrêter devant la glace d’une armoire qui semble posée là de toute éternité. Ma mère s’examine, me demande de rectifier un pli ou deux de sa robe, puis penchant la tête sur son épaule gauche elle attend que je pousse son fauteuil en avant. Au foyer, je l’aide à boire son verre de café au lait ; je l’aide aussi à manger le biscuit dont les miettes qui tombent sur sa robe la désespèrent. Je l’embrasse et je vais jusqu’à l’ascenseur sans me retourner. A la vérité, je crois que je ne me sens pas capable de croiser avec elle un regard d’adieu.
Pour m’accompagner pendant le chemin du retour vers Pau, j’écoute la seconde moitié des morceaux de « In cerca di cibo ». Le chant de la clarinette et de l’accordéon est déchirant. A l’horizon de mon imaginaire, c’est un monde à la Charlie Chaplin qui s’agite. Cette musique, que j’avais entendue tout à l'heure quasi primesautière, m’apparaît maintenant tragique. Tragique sans effets grandiloquents ; tragique et cependant pudique et mesurée. Ce n'est pas de l'opéra. C'est beaucoup plus profond.
En arrivant devant la maison, je reste quelques instants comme sidéré par la profondeur de ce que je viens d’entendre. Par profondeur, j’entends cette impression d’avoir affaire à quelque chose qui résonne en moi au plus profond de moi. Qui résonne immédiatement sans avoir besoin de mots ni de discours pour exister. En cela on peut dire, à juste titre je pense, que cet album est beau.
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