lundi, juin 30, 2008

jeudi 3 juillet - efficacité, efficience, effectivité

En parcourant quelques pages d'un bouquin essentiel pour moi nonobstant quelques difficultés dérivées de son orientation très théorique, "La modélisation des systèmes complexes" de Jean-Louis Le Moigne, j'ai retrouvé deux pages qui m'ont donné à réfléchir. En résumé, l'auteur fait une disctinction entre l'efficacité, l'efficience et l'effectivité d'une décision. L'efficacité correspond au rapport quantifié entre les résultats ou les effets produits et les moyens consommés par une action. L'efficience correspond à l'optimisation de ce rapport : faire autant avec moins ou plus avec les mêmes moyens et in fine viser à faire plus avec moins. Ces deux critères sont le trébuchet des technocrates de tous poils. Toute action est réduite à sa quantification, à sa traduction chiffrée, et évaluée exclusivement en termes de coût, de ratio ressources produites / ressources consommées. L'effectivité n'a pas sa place dans ce jeu évaluatif et c'est bien dommage, car l'effectivité consiste à rapporter le résultat d'une action à l'intention ou au projet qui la fonde. A ce critère correspond non pas la question "combien ça coûte ?", mais la question de savoir si l'acteur a fait effectivement ce qu'il avait en projet de faire. L'effectivité implique la mise en rapport entre un résultat et le projet, et donc les finalités et donc les valeurs d'un système ou d'un acteur. Question de l'ordre du qualitatif, irréductible à la pure et simple quantification. Comme l'écrit avec humour Jean-Louis Le Moigne, une voiture qui va de Paris à Rouen en consommant 5l/100 kms est plus efficace qu'une voiture qui va de Paris à Reims en consommant 6l/ 100 kms, mais ce critère est bien peu pertinent si mon problème est de rejoindre Reims en priorité. Exemple intéressant car beaucoup d'évaluations technocratiques finissent, hypnotisées par la fascination de la mesure, par oublier de se demander si l'on veut aller à Reims ou à Rouen et pourquoi...





A l'occasion de cette réflexion, Jean-Louis Le Moigne propose une parabole que j'aime beaucoup car elle me semble ouvrir des horizons multiples, comme un jeu de tiroirs à double fond. Il s'agit de "la parabole de l'efficacité de l'orchestre symphonique".





Il était une fois un manager d'un opéra réputé qui, dès sa nomination, avait mandaté un auditeur social pour évaluer l'efficacité de l'orchestre symphonique et pour lui faire des recommandations d'organisation et de bonne gestion. L'auditeur consciencieux ayant assisté incognito à un concert avait aussitôt fait le rapport suivant (que je résume et que j'adapte assez librement ici) :





On observe que les quatre joueurs de hautbois sont pratiquement inoccupés pendant les neuf dixièmes du temps. Il importe donc de réduire leur nombre et de mieux répartir leurs interventions, plus régulièrement sur la durée du concert. Ou alors, placer leurs interventions en début de concert, de sorte qu'ils puissent ensuite aller s'employer ailleurs. Leur coût en serait réduit.


De même les douze violons jouent strictement les mêmes notes au même moment. Il y a là une duplication insupportable en termes de bonne gestion. l'effectif de cette section doit être réduit de manière drastique et si un grand volume sonore est nécessaire, il sera plus économique d'acheter, à un prix raisonnable, un amplificateur puissant.


Les musiciens consacrent beaucoup d'énergie pour jouer des demi-croches. Il y a là un perfectionnisme excessif. On pourrait arrondir les notes à la croches et de ce fait recruter des musiciens moins virtuoses, donc moins chers.


De même, l'orchestre abuse de la répétition de certains motifs. Est-il utile de faire répéter par les cuivres ce qu'on vient d'entendre joué par les cordes ? On pourrait réduire de deux heures à une trentaine de minutes la durée d'un concert en éliminant ces répétitions. On pourrait ainsi supprimer l'entracte onéreux compte tenu de l'éclairage du foyer, même si l'on prend en compte les bénéfices du bar.

D'autre part, il semble anormal de demander par moments aux musiciens d'instruments à vents des efforts qui paraissent excessifs. La médecine du travail pourrait s'en émouvoir et l'on ne peut prendre le risque d'avoir à verser des indemnités à ces musiciens. Ne serait-il pas plus judicieux d'en réduire le nombre et de doter l'orchestre d'un compresseur piloté par un technicien distribuant l'air sous la pression adéquate aux instruments concernés ? Comme il y a une pompe manouche, il y aurait une pompe symphonique.


Dernier point : l'obsolescence du matériel. Le programme indique que l'instrument du premier violon est vieux de plusieurs siècles. La valeur de cet instrument est donc évidemment quasi nulle aujourd'hui. Outre que cette information est une mauvaise publicité pour cet orchestre, un plan rationnel de gestion devrait permettre de prévoir l'investissement d'équipements plus modernes et donc plus performants.

J'aime bien cette parabole, d'abord parce qu'on croirait presque qu'il s'agit d'une description et non d'un récit imaginé, ensuite parce qu'elle nous donne à réfléchir sur cette dérive constante de l'évaluation qui ne sait traiter que des phénomènes quantifiés et qui oublie régulièrement de s'interroger sur les finalités de l'action en privilégiant exclusivement l'approche par le ratio objets produits / moyens consommés. Je l'aime bien aussi parce qu'elle me montre à l'évidence que le plaisir que je prends à l'écoute de l'accordéon, en concert ou sur cd, est irréductible à un jugement d'efficacité ou d'efficience. C'est bien d'effectivité et donc de qualité et de sens qu'il s'agit. C'est un jugement autrement complexe que celui qui se contente d'appliquer mécaniquement ou formellement les critères d'efficacité ou d'efficience.