lundi, janvier 15, 2007

mardi 16 janvier

Pour peu que l’on y réfléchisse un tant soit peu, le projet de fixer avec des mots et des phrases le plaisir éprouvé à l’écoute de morceaux d’accordéon ou de bandonéon apparaît comme une bien étrange entreprise. Le principe même de la création musicale et de son interprétation n’est-il pas en effet d’explorer des territoires que les mots sont impuissants ou inadéquats à décrire. Sinon, pourquoi recourir à un tel langage au lieu de dire ce qu’il y a à dire avec les outils de tout le monde ? Et, si les mots peuvent exprimer exactement ce que l’on veut exprimer, ne réduit-on pas alors la musique à une simple illustration, à une redondance vide de signification ou du moins dont la signification est ailleurs ? Réciproquement, comment traduire avec des mots la sensation, l’impression, le sentiment ressentis immédiatement sans les dissoudre dans l’analyse et sans les mettre à distance de l’émotion corporelle en les réduisant à une traduction abstraite, c’est-à-dire finalement détachée de la vie sensible, telle qu’elle est vécue dans l’instant ?

C’est pour éviter ces écueils que j’essaie de louvoyer en permanence entre les tentations de l’analyse et la tentative assez vaine de dire, avec les mots de la tribu, pour paraphraser Mallarmé, ce qui est de l’ordre de la pure subjectivité : le plaisir de l’écoute et son évidence. On sait bien en effet, quoi que l’on puisse en penser, qu’il n’y a rien finalement de moins évident et de plus construit que ce qui nous parait évident. Finalement, tous ces mots, toutes ces phrases, c’est peut-être pour tourner autour de cette formidable évidence du plaisir, pour essayer en quelque sorte de l’apprivoiser ; de l’apprivoiser pour mieux savoir ce qu’il est, alors même que je sais que sa nature ne relève pas d’un savoir quelconque. Il est là ou il n’est pas là. C’est tout.

Mais comme ni les contradictions, ni les apories ne sont de nature à me décourager, au contraire, je continue mon chemin dialectique entre l’écoute de l’accordéon et les mots.

Pour la nième fois depuis ce matin et alors même que j’écris ces lignes, « Sous d’autres jazzitudes » tourne, non pas en boucle, mais en spirale, chaque nouveau passage suscitant chez Françoise ou chez moi de nouvelles réflexions et, entre nous, de nouveaux échanges. A l’instant par exemple, l’écoute de « Milong jazz » nous fait penser à quelque titre de Daniel Mille ; mais lequel ?

Pendant que ce cd tourne donc, j’ai posé sur mon bureau les quatre albums du duo Baïkal et je laisse émerger quelques associations d’idées, sans aucun souci discursif :

- « Eclectismes ». J’ai déjà eu l’occasion de noter que ce titre m’intrigue. L’éclectisme est en effet une école philosophique et une plus généralement une méthode de pensée qui recommande d’emprunter à divers systèmes leurs meilleures thèses, quand elles ne sont pas contradictoires, plutôt que d’essayer d’édifier un nouveau système qui essaie d’en faire une synthèse cohérente. Il s’agit bien d’une attitude d’ouverture et de refus du sectarisme. L’éclectisme, par définition, inclut la diversité, la variété, l’hétérogénéité. Du coup, parler d’éclectisme au pluriel, c’est insister sur une pensée plurielle et, ici en l’occurrence, sur le souci de pluralité qui a présidé au choix des œuvres interprétées. D’une certaine façon, ce titre se démarque de l’image qu’aurait pu suggérer la référence d’une part au monde slave dans le nom du duo, d’autre part aux accordéons « Bayan » du duo, chargés de symbolique. De ce point de vue, la rencontre entre les deux concertistes – Bayan et nœuds papillon – et « Piccolo Rag » de Baselli et Rossi me parait bien signifier le « s » d’éclectismes.
- « Souffle et souffle » est un beau titre. Enigmatique, même si l’accordéon est naturellement associé au souffle. On peut aussi entendre dans ce titre, « Soufflet souffle ». Je pense aux propos de Richard Galliano disant que le son vient du ventre, que c’est là que toute la sonorité de l’accordéon prend sa force. Et puis, ce redoublement, c’est aussi symbolique du duo : le même et l’autre. Un souffle et un souffle, ça ne fait pas deux souffles, ça fait un souffle qui les transcende. Un plus un égale un, mais cet un est d’une autre nature. Dialectique du quantitatif (un plus un) et du qualitatif (cette « addition » produit autre chose, qui n’existe que par leur rencontre, leur tension, leur complémentarité). Mais encore : l’un n’existe que par l’autre, et réciproquement.
- « Vagabondages ». Encore un titre au pluriel. Ce titre connote le déplacement incessant, la circulation sans but apparent, à l’aventure. On pense à un refus de se fixer dans un lieu circonscrit, à une manière d’aller voir ailleurs. Aller voir ailleurs ce qui a lieu ; aller voir ailleurs si j’y suis. « Je est un autre » disait Rimbaud. On pourrait dire aussi que « Je est ailleurs ». Quête d’identité dans la recherche des différences. Finalement, il n’y a que des différences. Le vagabondage, c’est aussi le travail de l’imagination qui s’en remet, pour cheminer, aux associations d’idées. La liste des compositeurs de cet album suffit pour donner une idée de ces vagabondages. De même, cinq titres font intervenir le bandonéon. C’est déjà un autre monde. Coexistence.
- « Genesia ». Un beau titre, qui m’a intrigué. Il fait évidemment penser à « genèse », qui désigne l’ensemble des éléments qui ont contribué à la production de quelque chose mais aussi la manière dont une chose s’est formée. En grec ou en latin, d’où procède le français « genèse », on trouve le mot « genesis ». Je n’ai pas trouvé « genesia ». Néologisme poétique ou mot importé d’une autre langue ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est que dix titres sur douze sont composés par J.-L Brunetti et J. Pellarin. On peut penser que le titre de l’album n’est pas sans rapport avec le travail nécessaire pour les mettre à jour.
- je ne peux dissocier ces quatre albums de « Sous d’autres jazzitudes », car il y a certes rupture, mais aussi continuité entre ce cinquième album et les quatre précédents. J’avais noté par exemple que deux titres se retrouvent sur « Sous d’autres jazzitudes » et sur « Genesia ». il s’agit de « Tang’Astor » et de « Free Tango ». Le titre de cet album sonne pour moi de manière très poétique : j’entends « latitudes » et « attitudes » dans le mot « jazzitudes ». J’imagine qu’il s’agit de continuer le vagabondage vers d’autres latitudes où l’on rencontre du jazz et, chemin faisant, de découvrir d’autres attitudes que l’on rencontre dans le monde du jazz. Lorsque le mot « jazzitude » est passé sous le contrôle du correcteur orthographique de mon ordinateur, il m’a fait signe que ce mot était inconnu. Je l’ai donc ajouté au dictionnaire… et la machine le reconnaît maintenant. « Jazzitude », mot nouveau, représentation nouvelle. C’est ainsi que le monde se complexifie.
- j’ai noté enfin deux « rapprochements » que je trouve pleins d’intérêt. Le titre 10 de « Vagabondages », qui est une composition de J. Pellarin, a pour titre, « Vagues à lames ». « Vague à lames » est aussi le titre d’un album de Jean-Marc Fabiano. D’autre part, le titre 7 de « Sous d’autres jazzitudes » est « Le swing des Carpates ». C’est le nom d’un album de Roberto de Brasov. Il faut croire qu’il doit y avoir quelques affinités entre ces trois accordéonistes.