samedi, juin 02, 2007

lundi 4 juin

Notes pour servir à l’analyse de l’écoute d’un disque

- « Astor Piazzolla / Quatuor Caliente / Débora Russ ». 2007. Aeon / Harmonia Mundi. Enregistrement public, 28-29 juin 2006.

J’écoute donc le dernier opus du Quatuor Caliente, dont j’ai fait l’acquisition hier et que j’ai déjà écouté trois fois pour le découvrir. C’est un vrai plaisir. J’entends par vrai plaisir, un plaisir évident, immédiat, antérieur à toute réflexion. Je ne me demande pas si cette écoute me fait plaisir. Elle me fait plaisir. J’en suis conscient, d’une pensée ni réfléchie ni discursive. Cela me suffit. Mais, à partir de cette évidence expérientielle, et justement parce qu’elle n’implique aucune réflexion, aucun raisonnement, je voudrais essayer de faire fonctionner la formule d’analyse de l’écoute que j’ai commencé à mettre au point, en vue de mieux comprendre « ce qui se passe » dans une telle expérience vécue. Pour l’instant, je m’en tiens à des notes. Soit la formule de référence, qui essaie de formaliser les facteurs déterminant la qualité d'une écoute, c'est-à-dire le plaisir qu'on y prend :

E = f [(Su, P),(O,C,I),(M,Si)].A


- E : qualité de l’écoute [mon plaisir est mixte : retrouver le Quatuor Caliente, à la fois le même et autre. Le même parce que je reconnais le Quatuor, en particulier sur les instrumentaux. Le même parce que le répertoire est encore constitué d’œuvres emblématiques de Piazzolla. Autre parce que la présence de Débora Russ décentre l’album vers la voix, même si quatre titres restent instrumentaux. Autre par l’absence du vibraphoniste V. Maillard, qui donnait une couleur particulière au premier disque du Quatuor.]
- f : est fonction de…
- Su : le sujet-auditeur [cette écoute s’inscrit dans mon projet à long terme de me donner une culture de l’accordéon et du bandonéon, non pas par une démarche systématique, mais par un cheminement, en partie livré aux hasards, qui vise à inscrire toute nouvelle écoute dans un réseau de références personnelles, je veux dire non académiques. Mon écoute est double, voire triple : laisser advenir la musique dans sa présence immédiate, inscrire mes impressions dans un réseau d’autres disques par une sorte de jeu de comparaisons de moins en moins spontanées et de plus conceptuelles, focaliser mon attention sur le bandonéon]
- O : l’objet-œuvre [le disque se présente d’abord sous la forme d’un objet de très bonne facture, avec un livret donnant le texte des chansons et des informations sur les membres du Quatuor et sur Débora Russ. Ce disque fait série avec le premier et donc j’ai un a priori favorable qui découle de ces éléments visuels et informatifs]
- C : le compositeur [Piazzolla et, comme pour le premier disque, des œuvres emblématiques]
- I : l’interprète ou les interprètes [je les connais puisque les membres du Quatuor sont les mêmes. La présentation les situe comme des musiciens de formation classique, issus des grands conservatoires nationaux et lauréats de nombreux prix internationaux, et en particulier premier prix en 2004 du « Piazzolla Music Award » à Milan. Connaissant leur premier album, je sais ce que ces informations signifient quant à leur qualité. C’est un élément fondamental dans la construction de mes attentes]
- P : le projet d’écoute de l’auditeur [mon projet, que j’ai déjà évoqué ci-dessus chemin faisant, est double : à court terme, découvrir une interprétation, une lecture de Piazzolla, à la fois fidèle à l’esprit du Tango Nuevo et originale. A long terme situer ce disque dans un réseau culturel, disons le réseau du bandonéon et du tango]
- M : la chaine matérielle de l’enregistrement à la restitution. [la qualité de l’enregistrement est excellente ; ma chaine est une Denon de qualité moyenne, mais qui suffit à me satisfaire, même si parfois j’aurais envie d’augmenter le son et si je rêve d’enceintes haut de gamme… et d’une pièce dédiée à l’écoute de la musique]
- Si : situation, c’est-à-dire conditions spatiales et temporelles de l’écoute, son environnement [vautré sur un canapé confortable, les pieds sur le rebord d’une table basse dans un séjour assez vaste ou dans mon bureau, les pieds posés sur ma table de travail ; des tapis au sol ; une villa, ce qui permet une écoute à un niveau sonore élevé et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit sans risque de gêner les voisins]
- A : climat affectif [la situation de retraité me laisse tout le loisir d’écouter ce que j’ai envie quand je veux, sans avoir à me soucier d’assurer mon existence matérielle et sans contraintes professionnelles. C’est ce que j’appellerais une tranquillité d’esprit. En revanche, mes parents sont âgés de 87 et 85 ans ; ma mère ne s’habitue pas à la maison de retraite où sa dépendance nous a contraints à la faire entrer et mon père, seul dans sa villa, somatise sa solitude. Suivant le terme technique utilisé par les maisons de retraite, cela constitue un fardeau qui, si j’ose dire, donne à la vie une tonalité particulière, plutôt sombre… C’est pourquoi l’écoute est comme une parenthèse, une bulle, un moment où le quotidien et ses impedimenta sont comme suspendus. L’écoute du Quatuor Caliente, ici et maintenant, c’est aussi la possibilité de vivre 54 :26 minutes ailleurs, dans un autre monde. Ce n’est certainement pas indifférent dans le plaisir que je prends à les écouter]

Cette « mise à plat » ne permet ni de provoquer l’impression de plaisir, ni de l’annuler, ce n’est d’ailleurs pas le but, mais elle me permet, me semble-t-il, de mieux en comprendre l’origine et, je le pense, dans le cas d’un échange avec un interlocuteur à propos d’un disque, d’un morceau ou d’un concert, de mieux situer les raisons des prises de positions et des jugements esthétiques. C'est un outil intellectuel de compréhension de soi et de communication.