Ma mère, 87 ans, très handicapée du point de vue moteur : ses jambes ne la portent plus, sa main droite est pétrifiée par l’arthrose. Sa vie s’écoule dans une maison de retraite, à vingt kilomètres de Pau. Mon père, 88 ans, vient d’être opéré de l’estomac. Il est actuellement dans une maison de convalescence, à Gan, où se trouve la coopérative des vins de Jurançon, à une quinzaine de kilomètres de Pau.
Lorsque je rends visite à ma mère, j’essaie d’adoucir sa vie en lui coupant les ongles, en l’aidant à se laver les dents, en vérifiant que ses robes ont toutes leurs boutons, en remplissant sa carafe d'eau et en changeant les trois mouchoirs qu’elle met dans son sac à main. Quand tout cela est fini, un moment de silence nous tombe dessus comme une eau glacée. Son regard se perd sur sa droite, comme absorbé par le sol. Elle murmure :
« Procure-moi quelque chose !». Je lui réponds :
« Tu n’y penses pas !». Que dire ? Que faire ? Intimement, je la comprends. Ses yeux sont secs. Je crois qu’elle ne peut plus pleurer.
Ensuite, je la quitte, je lui promets de revenir bientôt. Je passe par Baliros où se trouve la villa de mes parents. Elle est vide. Une femme de ménage vient l’aérer chaque jour et ramasser le courrier. Les pièces ne sont plus animées par leur présence. Une atmosphère étrange : je pense à quelque chose comme à des salles funéraires. Reverront-ils jamais ces lieux ?
Plus tard encore, je rends visite à mon père. Je lui porte du linge propre. J’emporte le linge sale. Il faut insister beaucoup pour qu’il consente à s’habiller et à ne pas se contenter d’une chemise d’hôpital. Il se plaint de douleurs au ventre. Il se plaint depuis un demi-siècle. Les médecins parlent d’état hypochondriaque. Il est profondément déprimé. J’essaie de lui parler des nouvelles du journal qu’il reçoit, des jeux à la télévision, des repas qu’il grapille ; j’essaie de lui faire faire quelques pas dans le couloir. Il est vite fatigué. Il me dit :
« Je suis très malade, je ne reviendrai pas chez moi». Je lui dis :
« D’ici trois semaines, tu auras repris assez de forces pour t’installer à nouveau à Baliros». Est-ce que je crois moi-même ce que je dis ? Je n’en suis pas sûr.
Mardi, en fin d’après-midi, à mon retour de Gan, nous étions convenus avec Françoise de nous retrouver, dans la galerie marchande de l’hypermarché, à la boutique « Théoucafé ». Deux thés glacés et, forcément, l’envie ensuite d’aller faire un tour au Parvis. Un album attire immédiatement notre attention :
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« Juan José Mosalini Orchestra, Live Tango », 2006 J.-J. Mosalini, 2008 Le Chant du Monde. Distribution Harmonia Mundi.
Cet album contient deux disques. Direction de l’orchestre : J.-J. Mosalini ; quatre violons ; un alto et un violoncelle ; deux bandonéons ; un piano et une contrebasse ; deux chanteurs.
Je connaissais les disques de Mosalini avec son grand orchestre. Je trouve ceux-ci encore plus achevé. Musique d’écriture et de direction rigoureuse. Je parlerais volontiers de belle mécanique, si cette métaphore ne réduisait pas la dimension vitale du jeu de l’orchestre. Je serais tenté de parler de système vivant. Mais cela reste encore trop abstrait. En tout cas, deux disques magnifiques. Une musique ample et claire, complexe et lisible. Il faudra écouter ces deux disques plusieurs fois pour en saisir les plans multiples. Pour l’instant, la première écoute est déjà un vrai bonheur.
En écoutant cet album, je pense que mes parents n’avaient guère de goût pour la musique. Je ressens ce manque avec regret et tristesse, car je me dis que c’est une source de plaisirs qui auraient pu leur rendre leur vie vivable. En tout cas, je sens bien, à côté du plaisir esthétique que j’éprouve, à quel point la musique, ici le tango joué par un grand orchestre, a des vertus de consolation. En particulier parce que, suivant l’expression du poète, quand je m’immerge dans ces deux disques, le temps suspend son vol. Une parenthèse. Une manière de dénouer les liens qui me relient au flux de la vie quotidienne. Plus je suis attentif à cette musique et en particulier au jeu des deux bandonéons, plus j'oublie ce travail de Sisyphe qui occupe des parties de plus en plus grandes de mes journées.